mercredi 17 juin 2009

Ce soir, c’est quoi le linguistic turn ?

On peut jouer les Canadiens et préférer parler de « tournant linguistique » (surtout quand on a un accent anglais aussi peu convaincant que le mien).

En quelques mots :

- QUOI ? La thèse centrale de ce « courant de pensée » (en fait, il est difficile de le définir comme tel car on peine à en trouver les initiateurs) est la suivante : la réalité demeure hors de toute prise, le langage seul peut l’exprimer et le langage seul constitue une réalité. En histoire, cela implique de ne s’intéresser qu’au langage ou au discours, qui deviennent donc objets d’étude. Cela se justifie épistémologiquement : étant donné qu’il travaille sur des textes (le plus souvent), que la réalité qu’il analyse n’est accessible que par la médiation du langage puisqu’elle est passée par définition, l’historien n’appréhende en fait que la représentation discursive de la réalité.
Dans cette vision, l’histoire ne serait plus une discipline scientifique, mais deviendrait un genre littéraire, qui doit être appréhendé en privilégiant la critique textuelle. En clair : il n’existe aucune différence entre ouvrage historique et ouvrage de fiction pour les partisans du linguistic turn. Le régime de vérité du discours historique n’est en rien supérieur à celui du roman. C’est bousculer les fondements de la connaissance historique quand à la vérité et à sa quête, ou à la question de l’objectivité de l’historien, et abolir toute différence entre « réalité » et « représentations ». L’histoire ainsi conçue est une activité purement rhétorique.
Signalons au passage que la reconnaissance de l’appartenance du discours historique à la catégorie des récits n’est alors pas tout à fait nouvelle. En 1970, dans un essai provocateur (Comment on écrit l'histoire), Paul Veyne ironise sur les prétentions de l’histoire à échapper aux catégories littéraires du récit et de la mise en intrigue. Michel de Certeau lui avait répliqué en insistant sur l’importance de l’« institution du savoir » et des pratiques qui légitimaient et limitaient les choix d’une écriture historique dont il ne contestait cependant pas la dimension narrative (L’Écriture de l'histoire, 1975). Paul Ricœur, pour sa part, a souligné la force des intentions de vérité du discours de l’historien qui le démarque de la fiction (Temps et récit, 3 vol., 1983-1985). Alors que d’autres historiens (Carlo Ginzburg) se sont efforcés de mettre en évidence les conditions de la production de la preuve ou de la falsification en histoire, Roger Chartier précise que « même s’il écrit dans une forme littéraire, l’historien ne fait pas de la littérature » du fait de sa dépendance à l’archive (qui est l’ensemble des traces d’un réel passé) et aux critères de scientificité ainsi qu’aux opérations techniques de son métier.

- QUAND ? Ce courant historiographique apparaît aux États-Unis à la fin des années 1960. Il s’est érigé comme critique de l’histoire économique et sociale de l’École des Annales.
D’abord essentiellement américain, ce courant touche l’Europe dès la fin des années 1980, et notamment la France (et c’est là que c’est drôle puisqu’on redécouvre alors des auteurs français – Foucault et Derrida principalement – représentants le french feminism pour les Américains alors qu’eux-mêmes n’ont jamais revendiqué une telle appellation), et s’étend progressivement aux autres domaines de la recherche historique. Le linguistic turn influence par la suite la gender history et le new historicism.

- QUI ? Les partisans de cette méthode s’appuient principalement sur la philosophie post-structuraliste des tenants de la déconstruction : Jacques Derrida et Michel Foucault. On peut leur ajouter Roland Barthes et Gilles Deleuze.
Le départ peut être situé au moment de la publication de l’anthologie de Richard Rorty (dir.), The Linguistic Turn. Recent Essays in Philosophical Method (1967).
Il faut aussi citer le livre d’Hayden White, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth Century Europe (1973).
Pour donner des exemples d’ouvrages historiques accessibles en français qui adoptent cette perspective on peut citer l’historienne américaine Joan W. Scott pour laquelle l’histoire du féminisme, qui est certes une histoire en soi, ne peut être comprise hors d’une analyse critique des discours et des représentations démocratiques (La Citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l'homme, 1998). Parmi les historiens français, ce sont essentiellement Gérard Noiriel (il en est question dans La crise de l'histoire, 1996) et Roger Chartier (Au bord de la falaise. L'histoire entre certitudes et inquiétudes qui date de 1998 et dont on trouverai ici un compte-rendu pour travailler efficacement, ou encore l'article consultable ici) qui ont médiatisé ce courant de pensée.

Pour compléter cette réponse rapide je vous renvoie aussi à l'adresse suivante : http://lethiboniste.blogspot.com/2006_07_01_archive.html

mardi 16 juin 2009

Le "temps" en géographie


Le jury aime parfois « croiser » les notions, pour interroger là où on ne l’attend pas (ou plutôt, à l’opposé de là où on l’attend). Ce soir, j’ai donc décidé de faire un petit point sur la notion de « temps » en géographie (pour ce qui est de la notion de « temps » en histoire, vous avez eu une conférence et vous êtes donc au point). En revanche, il faudrait aussi réfléchir à la notion d’ « espace » en histoire… À bon entendeur !

Pour cette thématique, il faut citer quelques géographes importants :
Jean Tricart (1920-2003), qui travaille en géomorphologie sur le temps non linéaire, marqué par des crises, des seuils et des évolutions lentes.
Torsten Hägerstrand (1912-2004), un géographe suédois qui, pour la première fois, propose une véritable approche géographique du temps (il appartient à l’école géographique de Lund) : c’est la time geography, qui procède à la modélisation de trajectoires dans un système de coordonnées à 3 dimensions (dont le temps). Le but : parvenir à étudier l’action humaine dans l’espace de façon dynamique et à analyser, grâce à cela, des problèmes de localisation
Citons encore Denise Pumain (pour l’analyse spatiale, qui requiert bien sûr qu’on s’inscrive dans le temps), Georges Bertrand (le fameux géosystème intègre une dimension temporelle), Jacques Lévy (rappelons qu’il est le co-fondateur de la revue Espace-Temps ou bien Donald Janelle, un géographe anglo-saxon qui développe le concept d’ « espace-temps ».

Le temps, c’est le cadre dans lequel se développe le possibilisme vidalien, prolongé et systématisé par Fernand Braudel (l’espace permet de continuer la lutte contre l’histoire événementielle en introduisant une échelle temporelle : la longue durée). L’historien des Annales tend donc à réduire l’espace à une temporalité particulière (le temps géographique, ou temps long). Cette géographie est intimement liée au temps, mais c’est un temps presque immobile.
Dans les années 1950, en réaction à l’utilisation de la géographie par les historiens, des géographes plaident pour une géographie qui colle à l’actualité. C’est le cas de Pierre Georges, qui s’implique dans l’élaboration des bilans politiques ou économiques annuels du monde. Cette nouvelle génération de géographes prend bien en compte le temps politique, afin de transposer les connaissances géographiques dans le domaine de l’aménagement.
Dans les années 1980, la question du temps commence à vraiment intéresser les géographes français. Ils reprennent alors des concepts anglo-saxons (la contraction de l’espace-temps de Donald Janelle) et développement des réflexions originales (la réflexion géohistorique).
Plus récemment, la géographie post-moderniste d’Edward Soja proclame la fin du temps dans un monde en réseau mais fragmenté et considère le nouveau siècle comme celui du triomphe du lieu sur le temps.

Peut-on mesurer l’espace en termes de temps ? Quelles implications cela a-t-il ? On peut, bien sûr, mesurer l’espace en termes de temps (cf. illustration).
Ainsi, les Inuits mesurent la distance d’un camps à un autre en termes de nuits passées (nuits = sommeils). On décide des limites départementales dans la France révolutionnaire pour que chaque point du département puisse être rallié en un jour de cheval (aller et retour) depuis le chef-lieu.

Le temps en géographie permet d’analyse des phénomènes de tendances, de diffusion. Le temps intervient comme moyen de mesure, il permet de définir des rythmes (par exemple, la progression d’une maladie dans l’espace par la contagion lente d’un territoire à son voisin, ou par sauts spatiaux quand elle est transmise par des voyageurs (l’actualité récente nous en a donné de nombreux exemples).

Ajoutons enfin que, généralement, les modèles utilisés par les géographes intègrent implicitement la notion de temps, en postulant l’antériorité de la cause sur sa conséquence…

 
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